Thierry Vircoulon, Sciences Po – USPC
Il aura fallu seulement moins d’un mois pour que l’accord de Khartoum signé le 6 février 2019 entre le gouvernement centrafricain et 14 groupes armés sous l’égide de l’Union africaine (UA) et de l’ONU soit désavoué. Cinq groupes armés parmi ses signataires (dont les trois plus puissants) ont dénoncé l’accord sitôt annoncé le nouveau gouvernement centrafricain.
La pomme de discorde était, en effet, la composition du nouveau gouvernement prévu par l’accord. Les quelques représentants de groupes armés cooptés dans le nouveau gouvernement n’étaient pas suffisants pour certains groupes armés qui réclamaient à la fois plus de ministères et des ministères plus stratégiques (Défense, Intérieur, etc.).
Outre les déclarations agressives habituelles, un petit groupe armé, le Front démocratique pour le peuple de Centrafrique (FDPC), a bloqué la principale route d’approvisionnement du pays, la route nationale 1, qui relie la capitale Bangui au Cameroun voisin. Pour débloquer la situation, l’UA a organisé une réunion à Addis Abeba entre le gouvernement et les parties signataires d’où vient de sortir un nouveau gouvernement (le second en un mois), au sein duquel les groupes armés sont un peu mieux représentés.
Négocié en pleine confrontation entre la rue et le régime de Omar al-Bachir, l’accord de Khartoum comporte 39 articles qui vont de la « promotion de la justice sociale » au fait d’arrêter le recrutement des enfants soldats et la violence contre les femmes, en passant par la fiscalité et la décentralisation.
Compte tenu du fonctionnement du gouvernement centrafricain, il faudrait certainement une cinquantaine d’années pour accomplir tous les engagements d’un texte qui ressemble moins un accord de paix qu’à un programme de campagne électorale.
Une longue série d’accords sans lendemain
Si l’échec de l’accord de Khartoum n’a surpris personne en Centrafrique (et à l’étranger), c’est parce qu’il s’inscrit dans la longue série d’accords sans lendemain conclus depuis le début du conflit :
- Accord de Libreville sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), en janvier 2013, qui prévoyait le partage du pouvoir entre le président Bozizé et la Seleka, c’est-à-dire un nouveau gouvernement comme l’accord de Khartoum ;
- Accord de Brazzaville sous l’égide du président de la République du Congo en 2014 ;
- Accord de Nairobi sous l’égide du président du Kenya en 2015 ;
- Accord de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) signé par les groupes armés dans le cadre du Forum de Bangui en 2015 ;
- Accord de Rome parrainé par Sant’Egidio en 2017.
L’accord de Libreville n’a pas été respecté et la Seleka a pris Bangui trois mois plus tard, en mars 2013. En 2014, les groupes armés de la Seleka ont désavoué l’accord de Brazzaville une semaine après l’avoir signé. L’année suivante, l’accord de Nairobi n’a pas été reconnu par le gouvernement de transition et les partenaires internationaux. Les groupes armés ont conditionné l’application de l’accord de DDR à un accord politique global. L’accord de Rome (2017) n’a jamais été pris au sérieux car signé par des seconds couteaux et non par les seigneurs de guerre eux-mêmes.
L’UA appuyée par l’ONU, et plus discrètement par la Russie, a réuni les parties prenantes à Khartoum pour élaborer un énième accord de paix. Or les accords successifs signés depuis 2013 ont tous échoué pour la même raison : ils répètent avec une obstination paradoxale une méthode qui est l’inverse de ce qui est enseigné dans les cours de négociations.
Les quatre erreurs de l’Union africaine
Dans ce processus de négociations, l’UA a fait au moins quatre erreurs :
- Elle n’a pas choisi un terrain neutre : en organisant les négociations entre le gouvernement et les groupes armés à Khartoum, l’UA a choisi un des pays impliqués dans le conflit centrafricain et a fait un cadeau diplomatique au régime de Béchir et à son allié, la Russie. Qu’elle le fasse au moment où le peuple soudanais se révolte contre son président au pouvoir depuis 1989 n’est pas le moindre des paradoxes. La Seleka avait des liens avec le régime soudanais et plusieurs groupes armés entretiennent encore des relations opaques avec ce dernier. De plus, le gouvernement russe avait organisé, en 2018, deux réunions à Khartoum avec certains seigneurs de guerre et des représentants du gouvernement centrafricain en vue de résoudre le conflit.
- Elle n’a pas circonscrit l’agenda de la négociation : sous la conduite de l’Union africaine, pendant toute une année, les groupes armés ont élaboré une liste qui ne comptait pas moins d’une centaine de revendications. En réunissant quatorze groupes armés aux intérêts différents, elle a provoqué une surenchère de revendications.
- Elle a décerné un brevet de légitimité à tous les groupes armés : actuellement, parmi les acteurs du conflit centrafricain, on trouve des gangs de voleurs de bétail et de bandits de grand chemin (appelés localement les zarguinas), des brigands sociaux, des milices communautaires, des trafiquants de diamants, des soldats perdus et des professionnels de la rébellion. En associant l’ensemble de ces acteurs aux négociations sans faire le moindre tri, l’UA légitime tous les seigneurs de guerre et leur revendication pour obtenir un morceau du gâteau appelé Centrafrique.
- Elle a engagé des négociations en position de faiblesse : malgré la présence de 10 000 Casques bleus et l’appui militaire russe pour la formation et l’équipement de l’armée centrafricaine, les groupes armés ont toutes les cartes en main. Ils tiennent la majeure partie du territoire ; leurs multiples business – du trafic de diamants au commerce du bétail –prospèrent et leurs voies d’approvisionnement ne sont pas perturbées.
En dépit de leurs violences récurrentes contre les populations et du recrutement d’enfants soldats (c’est-à-dire de crimes de guerre), l’UA et l’ONU n’ont jamais envisagé de les exclure des discussions sur le DDR ou de la préparation des négociations de Khartoum. L’UPC (Unité pour la paix en Centrafrique), qui a attaqué plusieurs camps de déplacés à la fin 2018, s’est même fait prier pour aller à Khartoum.
En engageant les négociations alors que le rapport de force est en faveur des groupes armés, l’UA permet à ceux-ci de fixer le prix de la paix. Et après cinq accords, ce prix est connu car toujours le même : l’amnistie pour les crimes commis et une place dans le système de pouvoir aux niveaux national et local (décentralisation). Jugée insuffisante, cette place a été rehaussée après des négociations pour sauver l’accord de Khartoum à Addis Abeba.
Mais ces erreurs en sont-elles vraiment et la logique folle qui semble motiver ces négociations en série ne dissimule-t-elle pas des calculs politiques éloignés de la recherche de la paix ?
Quand l’objectif est la négociation et non la paix
Chacun a ses « bonnes » raisons de signer des accords voués à l’échec.
- Les sponsors de ces initiatives – présidents africains, organisations internationales mandatées pour résoudre les crises – sont à la recherche d’un « coup politique » bénéfique pour leur image de marque et leur réputation internationale, voire plus prosaïquement la carrière de certains. Dans le marasme international actuel, l’échec n’a qu’un faible coût réputationnel pour eux. Le mantra onusien selon lequel il n’y a que des solutions politiques aux conflits oublie volontairement que le rapport de force sur le terrain conditionne la négociation.
- Les groupes armés retirent de leur disponibilité pour négocier un peu de reconnaissance de la part des acteurs internationaux, gagnent du temps et surtout de l’argent facile. Les négociations leur permettent de monnayer leur bonne volonté : leur présence à la table des négociations aurait coûté 2,5 millions de dollars à la Russie qui a suivi de près les discussions. Les négociations étant une occasion de se remplir les poches, les tensions sur la composition des délégations de négociateurs se comprennent mieux. Paradoxe intéressant : l’argent des négociations de paix versé aux groupes armés en février risque accessoirement de servir à leur réarmement, c’est-à-dire exactement l’inverse de sa finalité initiale.
- Le gouvernement (ou plutôt le président tant le système politique est focalisé sur le chef de l’État) est probablement celui qui, en apparence, a le moins de raison de négocier car, à l’inverse des groupes armés, il est acculé au compromis. Le Président Touadéra a dû faire une plus grande place qu’il ne le souhaitait aux groupes armés dans son gouvernement, leur promettre à mots couverts l’amnistie et sacrifier son très impopulaire bras droit, le premier ministre Sarandji. Ce faisant, il avoue sa faiblesse à une opinion publique nationale hostile aux négociations à moins de deux ans d’une élection présidentielle qu’il a déjà commencé à préparer. La discrétion de la parole présidentielle sur le sujet et l’extrême prudence de la communication gouvernementale (l’accord n’a été rendu public qu’au dernier moment) reflètent cet embarras.
- Du côté du Président, les raisons de négocier renvoient à la fois aux pressions « amicales » de certains partenaires internationaux et à la conviction que cet accord sera à l’image des précédents, un échec. Les concessions aux groupes armés, dont la limite est la Constitution quitte à l’interpréter un peu, sont aujourd’hui le prix temporaire à payer pour que la Russie et d’autres continuent à sécuriser son pouvoir jusqu’à la prochaine élection.
Les accords de paix signés jusqu’à présent sont des échecs calculés dans le cadre d’un jeu d’acteurs sur une scène de conflit bloqué. Paradoxalement, le fait que le rapport de force soit en faveur des groupes armés fait de ces derniers à la fois les gagnants maintenant et les fossoyeurs demain de l’accord Khartoum. Dans le cadre de sa mise en œuvre, ils ont en effet tout intérêt à faire monter les enchères et à tester les limites de la patience des médiateurs internationaux et d’un gouvernement sans armée malgré les soutiens russe et européen.
La re-formation du gouvernement qui vient d’être négociée à Addis Abeba n’est que leur première exigence. Tant que le rapport de force ne changera pas, les accords sans lendemain se succéderont en Centrafrique.
Thierry Vircoulon, Enseignant en sécurité et conflit en Afrique, Sciences Po – USPC
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