Camille Cressent, Université de Lille
La fin de l’État islamique (EI) approche et laisse place à de nouvelles interrogations concernant le sort de ses combattants, dont il faut rappeler qu’ils sont issus de plus de 50 pays différents. Au niveau européen, d’après le Centre d’analyse du terrorisme, pas moins de 5 000 personnes ont rejoint la zone irako-syrienne, dont 1 300 Français. Au total, d’après le dernier rapport rendu à l’ONU, il y aurait actuellement sur les territoires syrien et irakien 30 000 combattants étrangers encore en vie.
Selon certaines informations, 12 000 combattants de l’EI, dont 2 500 à 3 000 étrangers, seraient détenus dans des prisons contrôlées par les Kurdes en Syrie. D’autres, dont le nombre n’est pas connu, sont détenus dans des prisons irakiennes.
Quel tribunal existant serait compétent pour les juger ?
La première hypothèse serait de faire juger ces personnes par leurs États respectifs, c’est-à-dire les États dont ils possèdent la nationalité (sachant que les lois d’extradition varient d’un État à l’autre). Cette solution présenterait l’avantage que chaque individu soit effectivement jugé. Toutefois, elle aurait aussi le net désavatange de soumettre ces individus à des droits différents, des peines différentes, mais surtout des garanties en matière de droit au procès équitable différentes. Il n’en reste pas moins que c’est ce que souhaitent les autorités sur place. Le ministre des Affaires étrangères irakien, Mohamed Ali Al-Hakim, a estimé en octobre 2019 au sujet des combattants étrangers que « les pays concernés doivent prendre des mesures nécessaires et appropriées pour les juger ».
La seconde hypothèse à l’échelon national serait de laisser les États où les crimes ont été commis juger les djihadistes de Daech. Toutefois, certains avocats français et observateurs d’ONG estiment que les prévenus ne bénéficient pas d’un procès équitable en Irak et en Syrie. Des associations de familles de djihadistes ont dernièrement dénoncé les humiliations et les tortures qu’ont pu subir les condamnés. C’est notamment le cas du collectif « Familles unies ». De nombreuses condamnations à mort ont déjà été prononcées (dont au moins 11 à l’encontre de Français). Cette solution ne semble donc pas la plus appropriée.
Les États de l’UE, entre autres, sont globalement favorables à cette solution qui aurait l’avantage de ne pas rapatrier les djihadistes sur le territoire européen, où ils pourraient, même depuis la prison, propager leur idéologie. La position française a toutefois légèrement changé ces derniers mois. En effet, début janvier, la ministre de la Justice a estimé qu’il faudrait peut-être songer à juger nos nationaux en France.
Qu’en est-il de la Cour pénale internationale ?
La CPI a compétence pour juger les actes constitutifs de crime contre l’humanité, de génocide, de crime de guerre ou d’agression dès lors qu’ils sont commis sur le territoire d’un État membre ou par un ressortissant d’un État membre.
Concrètement, la Cour pourrait juger certains de ces individus non pas pour « terrorisme » (la Cour n’a pas compétence pour ce crime spécifique) mais pour crime contre l’humanité, de guerre, d’agression ou génocide. Pour cela, deux hypothèses sont à étudier.
Selon la première, il faudrait que les faits aient été commis sur le territoire d’un État membre. Or le territoire de Daech communément admis correspondait à une zone à cheval sur l’Irak et la Syrie, deux États qui ne sont pas parties à la Cour. La CPI ne peut donc pas juger les faits qui y ont été commis. Bagdad et Damas pourraient, en théorie, « consentir à ce que la Cour exerce sa compétence » pour une période précise (Article 12-3 du Statut de la Cour). Une solution qui semble peu réalisable.
Mais Daech a également agi (par le biais d’attentats par exemple) sur le territoire de certains États parties à la CPI (Afghanistan, Mali, France…).
Pour la seconde, il faudrait que les djihadistes soient ressortissants d’un État partie à la CPI. Ce serait par exemple le cas des djihadistes français, belges, allemands… Actuellement, 122 États ont ratifié le Statut de la Cour ; potentiellement, tous les djihadistes ressortissants d’un de ces États pourraient être poursuivis devant la Cour.
Là encore, l’issue risque d’être compliquée car, pour mener ses enquêtes, la Cour aurait besoin de se rendre sur place, et cela ne se fera pas sans la coopération des États où les actes ont été commis… Ce qui semble très peu probable pour une bonne partie des États concernés, à commencer par l’Irak et la Syrie.
Concrètement, cela signifie que la Cour pénale internationale n’aurait qu’une compétence très limitée concernant les faits commis par des djihadistes, et aucune compétence pour les faits commis par des djihadistes n’ayant pas la nationalité d’un État partie sur le territoire syrien et irakien.
Il ne serait pas dans l’intérêt de ces deux États de coopérer avec la Cour pénale internationale car les enquêteurs se doivent d’être indépendants et neutres. Ce qui signifie qu’ils devraient enquêter sur la situation globale : sur les actes commis par les membres de Daech, mais aussi sur ceux commis par des représentants des régimes officiels irakien et syrien. Et l’on comprend aisément que les dirigeants de ces États ne voudront pas qu’une Cour se mèle de leurs affaires internes.
Pourquoi pas un tribunal international ?
La dernière solution serait de créer un tribunal international pour juger de cette situation précise, un tribunal ad hoc. Il existe deux types de tribunaux internationaux. D’une part, ceux établis par des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU : le Tribunal international pour la Yougoslavie (1993) et le Tribunal international pour le Rwanda (1994). D’autre part, ceux créés à travers des accords passés entre les Nations unies et les États concernés : Tribunal spécial pour la Sierra Leone (2002), Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (2003), Tribunal international pour le Liban en (2006). Le droit y est mixte, et la procédure aussi.
L’idée de la mise en place d’un tribunal international chargé de juger les crimes commis par Daech est notamment défendue par Karim Khan, Conseiller spécial de l’ONU et chef de l’équipe d’enquêteurs sur Daech créée en 2017 par la résolution 2379. Il estime, en effet, qu’il faudrait « juger Daech avec un tribunal à l’image de Nuremberg ».
Toutefois, on imagine mal les États membres du Conseil de sécurité se mettre d’accord pour imposer la création d’un tel tribunal. En effet, les situations irakienne et syrienne ne font pas l’unanimité au sein du Conseil de Sécurité. Les États-Unis et la Russie ne partagent pas du tout les mêmes positions, n’ont pas les mêmes alliés dans la région. Il semble très peu concevable qu’ils se mettent d’accord sur la façon dont cela devrait être géré, d’autant qu’ils craindraient sans doute que leurs propres agissements soient jugés…
Et on imagine encore moins que l’Irak ou la Syrie demandent la création, en collaboration avec les Nations unies, d’un tribunal destiné à juger les actes commis sur leur territoire (ne serait-ce que parce que, comme dans le cas de la CPI évoqué plus haut, un tel tribunal devrait pouvoir juger les membres des différents « camps »).
Toutes ces solutions ont des avantages et des défauts. La plus souhaitable serait probablement la création d’un tribunal international où le droit serait uniforme et le droit au procès équitable garanti, mais une telle option semble quasiment impossible. La solution la plus plausible et à moindre mal serait que les États de nationalité des djihadistes se chargent des procès (plutôt que laisser cette charge aux tribunaux irakiens et syriens). Cette solution serait probablement, de toutes les options possibles, la moins attentatoire aux droits de l’homme.
Toutefois, là encore, les États ne sont pas tous d’accord sur le sort à accorder à leurs nationaux. Certains, on l’a dit, souhaitent que les États où les faits ont été commis jugent leurs nationaux (le but étant de ne pas avoir à récupérer des djihadistes dans leurs prisons afin qu’ils convertissent d’autres prisonniers). D’autres, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique, ou encore les Pays-Bas, préconisent la création d’un tribunal sous l’égide des Nations unies. Enfin, quelques États commencent, à l’instar de la France, à vouloir juger eux-mêmes leurs ressortissants. Le débat reste ouvert…
Camille Cressent, Doctorante en droit international public – ATER à l’université de Lille , Université de Lille
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